Alexandre Dumas a consacré un assez long développement à la Cité des Papes au moment de la Révolution française. C'est dans « Les Blancs et les Bleus », œuvre de 1867/1868, dans la troisième partie intitulée « le 18 fructidor » (4 septembre 1797, jour d'un coup d'Etat d'une partie du Directoire conduite par Barras contre l'autre partie jugée trop favorable aux royalistes. Ceux qui furent arrêtés furent déportés en Guyane, chapitres IX à XI. Ce texte présente de l'intérêt non seulement pour l'histoire d'Avignon, mais comme témoin des comportements humains dans les périodes troublées : pas très rassurant ! Mais hélas... Je ne sais pas si les Avignonnais connaissent ce texte, mais le voici ; (le texte de Dumas est en italique, les compléments entre-parenthèses et en écriture droite sont des ajouts que j'ai mis pour expliciter certains points du texte de Dumas) :
« Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait alors, et il y a encore aujourd'hui, il y a toujours eu deux villes dans la ville : la ville romaine, la ville française.
La ville romaine, avec son magnifique palais des Papes, ses cent églises plus somptueuses les unes que les autres, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner le tocsin de l'incendie ou le glas du meurtre.
La ville française, avec son Rhône, ses ouvriers en soieries, et son transit croisé qui va du nord au sud, de l'ouest à l'est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin ; la ville française était la ville damnée, la ville envieuse d'avoir un roi, jalouse d'obtenir des libertés, et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre ayant le clergé pour seigneur.
Le clergé, non pas le clergé tel qu'il a été de tout temps dans l'Eglise gallicane, et tel que nous le connaissons aujourd'hui, pieux, tolérant, austère aux devoirs, prompt à la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l'édifier sans se mêler à ses joies ni à ses passions, mais le clergé tel que l'avaient fait l'intrigue, l'ambition et la cupidité, c'est-à-dire ces abbés de cour rivaux des abbés romains, oisifs, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons et coureurs de ruelles. Voulez-vous un type de ces abbés-là ? Prenez l'abbé Maury, orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils d'un cordonnier, et plus aristocrate qu'un fils de grand seigneur.
Nous avons dit : Avignon, ville romaine ; ajoutons : Avignon ville de haines. Le cœur de l'enfant, pur partout ailleurs de mauvaises passions, naissait là plein de haines héréditaires, léguées de père en fils depuis huit cents ans (on ne sait pas à quoi correspond cette référence à 800 ans de Dumas ; les papes ne sont arrivés en Avignon qu'en 1309), et, après une vie haineuse, léguait à son tour l'héritage diabolique à ses enfants. Dans une pareille ville, il fallait prendre un parti et, selon l'importance de sa position, jouer un rôle dans ce parti.
Le comte de Fargas était royaliste avant d'habiter Avignon ; en arrivant à Avignon, pour se mettre au niveau, il dut devenir fanatique. Dès lors, on le compta comme un des chefs royalistes et comme un des étendards religieux. C'était nous le répétons en 87 (1787), c'est-à-dire à l'aurore de notre indépendance. Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle, pleine de joie et d'espérance. Le moment était enfin venu pour elle de contester plus haut la concession faite par une jeune reine mineure pour racheter ses crimes, d'une ville, d'une province, et, avec elle, d'un demi-million d'âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues pour toujours à un maître étranger ? (il s'agit de Jeanne 1ère, reine de Naples et comtesse de Provence qui vendit la ville d'Avignon au pape Clément VI en 1348. Avignon et le Comtat Venaissin ne furent réunis à la France qu'en 1791. Cette Jeanne fut mariée 4 fois. Son premier mari fut assassiné et Jeanne fut soupçonnée d'être à l'origine du meurtre pour récupérer le pouvoir que son mari lui ôtait. D'où l'allusion de Dumas disant qu'elle avait vendu Avignon pour racheter ses crimes. Jeanne était la fille de Charles III d'Anjou. Un Charles d'Anjou avait hérité de la Provence par son mariage avec Béatrice de Provence fille de Béatrice de Savoie et de Raimond Béranger comte de Provence).
La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l'embrasement fraternel de la Fédération. Paris tout entier avait travaillé à préparer cette immense terrasse, où soixante-sept ans après ce baiser fraternel donné, il vient de convoquer l'Europe entière à l'Exposition universelle, c'est-à-dire au triomphe de la paix et de l'industrie sur la guerre. Avignon seul était excepté de cette grande agape ; Avignon seul ne devait point avoir part à la communion universelle ; Avignon, lui aussi, n'était-il donc pas la France ? (la fête de la Fédération eut lieu à Paris au Champ-de-Mars le 14 juillet 1790 pour célébrer le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Il y eut au même endroit une exposition universelle en 1867, soit 77 ans plus tard et non 67, mais Dumas n'était pas comptable).
On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat (le représentant du Pape, on est en 1790) et lui donnèrent vingt-quatre heures pour quitter la ville. Pendant la nuit, le parti romain, pour se venger, ayant le comte de Fargas à sa tête, s'amusa à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.
On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges se précipitent en avalanches liquides des sommets du mont Ventoux, mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d'Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, le ciel lui-même n'a point essayé de l'arrêter.
A la vue de ce mannequin aux couleurs nationales se balançant au bout d'une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Le comte de Fargas qui connaissait ses Avignonnais, s'était retiré, la nuit même de la belle expédition dont il avait été le chef, chez un de ses amis, habitant la vallée de Vaucluse. Quatre des siens, soupçonnés à juste titre d'avoir fait partie de la bande qui avait arboré le mannequin, furent arrachés de leurs maisons et pendus à sa place. On prit de force, pour cette exécution, des cordes chez un brave homme nommé Lescuyer, qui dans le parti royaliste fut à tort accusé de les avoir offertes. Cela se passait le 11 juin 1790.
La ville française tout entière écrivit à l'Assemblée nationale qu'elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence. L'Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction ; elle ne voulait pas se brouiller avec Rome, elle ménageait le roi (la chute de la royauté française ne date que du 10 août 1792, jour de la prise des Tuileries); elle ajourna l'affaire.
Dès lors, le mouvement patriote d'Avignon était une révolte, et le pape était en droit de punir et de réprimer. Le pape Pie VI ordonna d'annuler tout ce qui s'était fait dans le Comtat Venaissin, de rétablir le privilège des nobles et du clergé et de relever l'inquisition dans toute sa rigueur. Le comte de Fargas rentra triomphant à Avignon, et non seulement ne cacha plus que c'était lui qui avait arboré le mannequin à la cocarde tricolore, mais encore il s'en vanta. Personne n'osa rien dire. Les décrets pontificaux furent affichés.
Un homme, un seul, en plein jour, à la face de tous, alla droit à la muraille où était affiché le décret et l'en arracha. Il se nommait Lescuyer. C'était le même qui avait déjà été accusé d'avoir fourni des cordes pour pendre les royalistes. On se rappelle qu'il avait été accusé à tort. Celui-ci n'était point un jeune homme, il n'était donc point emporté par la fougue de l'âge. Non, c'était presque un vieillard, qui n'était pas même du pays. Il était français, picard, ardent et réfléchi à la fois. C'était un ancien notaire établi depuis longtemps à Avignon. Ce fut un crime dont l'Avignon romain tressaillit, un crime si grand que la statue de la Vierge en pleura.
Vous le voyez, Avignon, c'est déjà l'Italie ; il lui faut à tout prix des miracles, et, si le ciel n'en fait pas, il se trouve quelqu'un pour en inventer. Ce fut dans l'église des Cordeliers que le miracle se fit. La foule y accourut.
Un bruit se répandit, qui mit le comble à l'émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transporté par la ville. Ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais. Que pouvait-il contenir ? Deux heures après, ce n'était plus un coffre dont il était question, c'était dix-huit malles se rendant au Rhône. Quant aux objets que contenaient ces malles, un portefaix l'avait révélé, c'étaient les effets du mont-de-piété, que le parti français emportait avec lui en s'exilant d'Avignon. Les effets du mont-de-piété ! C'est-à-dire la dépouille des pauvres ! Plus une ville est misérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piété pourraient se vanter d'être aussi riches que l'était celui d'Avignon. Ce n'était plus une affaire d'opinion, c'était un vol, un vol infâme. Blancs et bleus, c'est-à-dire patriotes et royalistes, coururent à l'église des Cordeliers, non pas pour voir le miracle, mais criant qu'il fallait que la municipalité leur rendît compte.
M. de Fargas était naturellement à la tête de ceux qui criaient le plus fort. Or Lescuyer, l'homme aux cordes, le patriote qui avait arraché les décrets du Saint-Père, l'ancien notaire picard, était le secrétaire de la municipalité ; son nom fut jeté à la foule, comme ayant non seulement commis les méfaits ci-dessus, mais encore comme ayant signé l'ordre au gardien du mont-de-piété de laisser enlever les effets. On envoya quatre hommes pour prendre Lescuyer et l'amener à l'église. On le trouva dans la rue, se rendant tranquillement à la municipalité. Les quatre hommes se ruèrent sur lui et le traînèrent avec des cris féroces dans l'église.
Arrivé là, Lescuyer comprit, aux yeux flamboyants qui se fixaient sur lui, aux poings tendus qui le menaçaient, aux cris qui demandaient sa mort, Lescuyer comprit qu'il était dans un de ces cercles de l'enfer oublié par Dante. La seule idée qui lui vint fut que cette haine soulevée contre lui avait pour cause les cordes prises de force dans sa boutique et la lacération des affiches pontificales.
Il monta à la chaire, comptant s'en faire une tribune, et, de la voix d'un homme qui non seulement croit n'avoir aucun reproche à se faire, mais qui encore, est prêt à recommencer : Citoyens, dit-il, j'ai cru la révolution nécessaire , je me suis comporté en conséquence.
Les blancs comprirent que si Lescuyer, à qui ils voulaient mal de mort, s'expliquait, Lescuyer était sauvé. Ce n'était point cela qu'il leur fallait. Obéissant à un signe du comte de Fargas, ils se jetèrent sur lui, l'arrachèrent de la tribune, le poussèrent au milieu de la meute aboyante qui l'entraîna vers l'autel, en proférant cette espèce de cri terrible qui tient du sifflement du serpent et du rugissement du tigre, ce meurtrier Zou ! zou ! zou ! particulier à la populace avignonnaise.
Lescuyer connaissait ce cri sinistre ! Il essaya de se réfugier au pied de l'autel. Il y tomba. Un ouvrier matelassier, armé d'un gourdin, venait de lui asséner un si rude coup sur la tête que le bâton s'était brisé en deux morceaux.
Alors, on se précipita sur ce pauvre corps, et, avec ce mélange de férocité et de gaieté particulier aux gens du Midi, les hommes, en chantant, se mirent à lui danser sur le ventre, tandis que les femmes, afin qu'il expiât les blasphèmes qu'il avait prononcés, lui découpaient ou plutôt lui festonnaient les lèvres avec leurs ciseaux. De tout ce groupe effroyable sortait un cri, ou plutôt un râle. Ce râle disait : Au nom du ciel ! Au nom de la Vierge, au nom de l'humanité ! Tuez-moi tout de suite !
Ce râle fut entendu. D'un commun accord, les assistants s'éloignèrent. On laissa le malheureux, défiguré, sanglant, savourer son agonie. Elle dura cinq heures, pendant lesquelles, au milieu des éclats de rire, des insultes et des railleries de la foule, ce pauvre corps palpita sur les marches de l'autel. Voilà comme on tue à Avignon. Attendez, et tout à l'heure vous verrez qu'il y a une autre façon encore.
En ce moment, et comme Lescuyer agonisait, un homme du parti français eut l'idée d'aller au mont-de-piété – chose par où il eût fallu commencer -, afin de s'informer si le vol était réel. Tout y était en bon état, il n'en était pas sorti une balle d'effets.
Dès lors, ce n'était plus comme complice d'un vol que Lescuyer venait d'être si cruellement assassiné, c' était comme patriote.
Il y avait en ce moment à Avignon un homme qui disposait de ce dernier parti qui dans les révolutions n'est ni blanc ni bleu, mais couleur de sang. Tous ces terribles meneurs du Midi ont conquis une si fatale célébrité qu'il suffit de les nommer pour que chacun, même parmi les moins lettrés, les connaisse. C'était le fameux Jourdan. Vantard et menteur, il avait fait croire aux gens du peuple que c'était lui qui avait coupé le cou du gouverneur de la Bastille, aussi l'appelait-on Jourdan Coupe-Tête. Ce n'était pas son nom. Il s'appelait Mathieu Jouve ; il n'était pas provençal, il était du Puy-en-Velay. Il avait d'abord été muletier sur ces âpres hauteurs qui entourent sa ville natale, puis soldat sans guerre – la guerre l'eût peut-être rendu plus humain – puis cabaretier à Paris. A Avignon, il était marchand de garance.
Il réunit trois cents hommes, s'empara des portes de la ville, y laissa la moitié de sa troupe, et avec le reste marcha sur l'église des Cordeliers, précédé de deux pièces d'artillerie. Il mit les canons en batterie devant l'église, et tira à tout hasard. Les assassins se dispersèrent comme une volée d'oiseaux effarouchés, se sauvant les uns par la fenêtre, les autres par la sacristie, et laissant quelques morts sur les degrés de l'église. Jourdan et ses hommes enjambèrent par-dessus les cadavres et entrèrent dans le saint lieu.
Il ne restait que la statue de la Vierge et le malheureux Lescuyer. Il respirait encore, et, comme on lui demanda quel était son assassin, il nomma non pas ceux qui l'avaient frappé, mais celui qui avait donné l'ordre de le frapper. Celui qui en avait donné l'ordre, c'était, on se le rappelle, le comte de Fargas.
Jourdan et ses hommes se gardèrent bien d'achever le moribond, son agonie était un suprême moyen d'excitation. Ils prirent ce reste de vivant, ces trois quarts de cadavre, et l'emportèrent saignant, pantelant, râlant. Ils criaient : Fargas ! Fargas ! Il nous faut Fargas !
Chacun fuyait à cette vue, fermant portes et fenêtres. Au bout d'une heure, Jourdan et ses trois cents hommes étaient maîtres de la ville. Lescuyer mourut sans que l'on s'aperçut même qu'il rendait le dernier soupir. Peu importait on n'avait plus besoin de son agonie.
Jourdan profita de la terreur qu'il inspirait et, pour assurer la victoire à son parti, il arrêta ou fit arrêter quatre-vingts personnes à peu près, assassins ou prétendus assassins de Lescuyer, par conséquent complice de Fargas. Quant à celui-ci, il n'était point encore arrêté, mais on était sûr qu'il le serait, toutes les portes de la ville étant scrupuleusement gardées, et le comte de Fargas étant connu de toute cette populace qui les gardait.
Sur les quatre-vingts personnes arrêtées, trente peut-être n'avaient pas mis les pieds dans l'église, mais, quand on trouve une bonne occasion de se défaire de ses ennemis, il est sage d'en profiter : les bonnes occasions sont rares. Ces quatre-vingts personnes furent entassées dans la tour Trouillas.
C'était dans cette tour que l'Inquisition donnait la torture à ses prisonniers. Aujourd'hui encore on y voit, le long des murailles, la grasse suie qui montait avec la flamme du bûcher où se consumaient les chairs humaines. Aujourd'hui encore, on vous montre le mobilier de la torture précieusement conservé : la chaudière, le four, les chevalets, les chaînes, les oubliettes, et jusqu'aux vieux ossements, rien y manque. (Dumas écrit en 1867, cette tour se trouve à l'angle nord-est de l'ensemble du palais des papes, elle est maintenant occupée par les archives départementales du Vaucluse)
Ce fut dans cette tour, bâtie par Clément VI (qui fut pape de 1342 à 1352), que l'on enferma les quatre-vingts prisonniers. Ces quatre-vingts prisonniers enfermés dans la tour Trouillas, on en était bien embarrassé. Par qui les faire juger ? Il n'y avait de tribunaux légalement organisés que les tribunaux du pape.
Faire tuer ces malheureux comme ils avaient tué Lescuyer ? Nous avons dit qu'il y en avait un tiers, ou moitié peut-être, qui non seulement n'avaient point pris part à l'assassinat, mais qui même n'avaient pas mis le pied dans l'église. Les faire tuer, c'était le seul moyen : la tuerie passerait sur le compte des représailles.
Mais, pour tuer ces quatre-vingts personnes, il fallait un certain nombre de bourreaux. Une espèce de tribunal improvisé par Jourdan siégeait dans une des salles du palais. Il y avait un greffier, nommé Raphel ; un président, moitié italien, moitié français, orateur en patois populaire, nommé Barbe-Savournin de la Roua ; puis trois ou quatre pauvres diables, un boulanger, un charcutier ; les noms se perdent dans l'infinité des conditions. C'étaient ceux-là qui criaient : Il faut les tuer tous ; s'il s'en sauvait un seul, il servirait de témoin !
Les tueurs manquaient. A peine avait-on sous la main une vingtaine d'hommes dans la cour, tous appartenant au petit peuple d'Avignon. Un perruquier, un cordonnier pour femmes, un savetier, un maçon, un menuisier, tous armés à peine, au hasard, l'un d'un sabre, l'autre d'une baïonnette, celui-ci d'une barre de fer, celui-là d'un morceau de bois durci au feu. Tous refroidis par une fine pluie d'octobre ; il était difficile de faire de ces gens là des assassins.
Bon ! Rien est-il difficile au diable ? Il y a, en ces sortes d'événements, une heure où il semble que la Providence abandonne la partie. Alors, c'est le tour de Satan.
Satan entra en personne dans cette cour froide et boueuse, il avait revêtu l'apparence, la forme, la figure d'un apothicaire du pays, nommé Mende ; il dressa une table éclairée par deux lanternes ; sur cette table il déposa des verres, des cruches, des brocs, des bouteilles. Quel était l'infernal breuvage renfermé dans ces mystérieux récipients ? On l'ignore, mais l'effet en est bien connu. Tous ceux qui burent de la liqueur diabolique se sentirent pris soudain d'une rage fiévreuse, d'un besoin de meurtre et de sang. Dès lors, on n'eut plus qu'à leur montrer la porte, ils se ruèrent dans les cachots.
Le massacre dura toute la nuit ; toute la nuit, des cris, des plaintes, des râles de mort furent entendus dans les ténèbres. On tua tout, on égorgea tout, hommes et femmes ; ce fut long ; les tueurs, nous l'avons dit, étaient ivres et mal armés ; cependant ils y arrivèrent. A mesure qu'on tuait, on jetait morts, blessés, cadavres et mourants dans la cour Trouillas ; ils tombaient de soixante pieds de haut (soit un peu plus de 18 mètres); les hommes furent jetés d'abord, les femmes ensuite. A neuf heures du matin, après douze heures de massacres, une voix criait encore du fond de ce sépulcre : Par grâce, venez m'achever, je ne puis mourir !
Un homme, l'armurier Bouffier, se pencha dans le trou, les autres n'osèrent.
Qui crie donc ? Demandèrent-ils.
C'est Lami, répondit Bouffier en se rejetant en arrière.
Eh bien, demandèrent les assassins, qu'as-tu vu au fond ?
Une drôle de marmelade, dit-il, tout pêle-mêle des hommes et des femmes, des prêtres et des jolies filles, c'est à crever de rire.
En ce moment, on entendit à la fois des cris de triomphe et de douleur, le nom de Fargas était répété par cent bouches. C'était en effet le comte que l'on amenait à Jourdan Coupe-Tête. On venait de le découvrir, caché dans un tombereau de l'hôtel du Palais-Royal. Il était à moitié nu et déjà tellement couvert de sang qu'on ne savait pas si, au moment où on le lâcherait, il n'allait pas tomber mort.
Les bourreaux que l'on eût crus lassés, n'étaient qu'ivres. De même que la vue du vin semble rendre des forces à l'ivrogne, l'odeur du sang semble rendre des forces à l'assassin.
Tous ces égorgeurs, qui étaient couchés dans la cour, à moitié endormis, ouvrirent les yeux et se soulevèrent au nom de Fargas. Celui-ci loin d'être mort , n'était atteint que de quelques légères blessures, mais à peine se trouva-t-il au milieu de ces cannibales qu'il jugea sa mort inévitable, et, n'ayant plus qu'une idée, celle de la rendre la plus prompte et la moins douloureuse possible, il se jeta sur celui qui se trouvait le plus proche de lui, tenant un couteau nu à la main, et le mordit si cruellement à la joue que celui-ci ne pensa qu'à une chose, à se débarrasser d'une cruelle douleur. Instinctivement, il étendit donc le bras devant lui, le couteau rencontra la poitrine du comte et s'y enfonça jusqu'au manche. Le comte tomba sans pousser un cri ; il était mort.
Alors, ce que l'on avait pu faire sur le vivant, on le fit sur le cadavre ; chacun se jeta sur lui, voulant avoir un lambeau de sa chair.
Quand les hommes en sont là, il y a bien peu de différence entre eux et ces naturels de la Nouvelle-Calédonie qui vivent de chair humaine. (c'est écrit en 1867)
On alluma un bûcher et l'on y jeta le corps de Fargas, et, comme si aucun nouveau dieu ni aucune nouvelle déesse ne pouvait être glorifié sans un sacrifice humain, la Liberté de la ville pontificale eut à la fois, le même jour, son martyr patriote dans Lescuyer, et son martyr royaliste dans Fargas. »
« Les Blancs et les Bleus » de 1867 est le premier volume d'une trilogie consacrée par Dumas à la Révolution et au premier empire : « Les compagnons de Jéhu » publié en 1856, mais qui dans les faits historiques suit « Les Blancs et les Bleus », enfin « Le chevalier de Saint Hermine » que Dumas était en train d'écrire lorsque la mort le trouva le 5 décembre 1870. Le manuscrit retrouvé au début du XXIe siècle fut édité en 2005. Ces romans historiques d'Alexandre Dumas sont beaucoup moins connus que d'autres. Il faut dire qu'ils couvrent une période très contrastée, où il y eut le meilleur comme le pire. Il n'y eut pas qu'en Avignon que des massacres abominables se commirent durant la Révolution : Paris, Nantes, Lyon , Marseille, Toulon etc etc Pour le lecteur remuer ce genre de passé n'est pas forcément très glorieux. Ceci explique peut-être le moindre succès.
J.D. 9 mars 2013