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18 novembre 2011 5 18 /11 /novembre /2011 12:53

 

 

 

 

Je viens de terminer la lecture du « Journal intime de Philippine de Sales marquise de Cavour ». Ce journal intime reconstitué par Piera Rossoti Pogliano a été édité en Italie en 2000 et en France en octobre 2011 aux éditions Altal à Chambéry : excellent.

Françoise-Joséphine-Marie-Philippine de Sales est née le 15 juin 1762, d'une famille dont la noblesse remonterait à l'an 1073. Saint François de Sales (1567/1622) en est le personnage le plus connu. Cette famille possédait en Haute-Savoie le château de Thorens-Glières, construit au XIe siècle (où Philippine fut élevée) et celui de Duingt.

Elle fut mariée le 24 février 1781 avec Philippe (Joseph Philippe Benso marquis de Cavour), alors âgé de 39 ans et partit vivre dans le Piémont avec son mari.

Son journal intime commence la veille de son mariage, il n'est pas tenu au jour le jour, il s'écoule parfois plusieurs mois entre 2 transcriptions auxquelles sont intercalées quelques lettres reçues par Philippine et provenant de son fils, de sa belle-fille, de son beau-frère... Le dernier texte de Philippine dans son journal est du 31 mai 1848. Elle a alors presque 86 ans. Elle décèdera le 15 avril 1849 après avoir vu disparaître la plupart de ses proches.

Le tout, étalé sur 67 années, constitue un témoignage extraordinaire sur la façon dont fut perçue et vécue, dans le Piémont, une période particulièrement mouvementée :

 

I) Le contexte

*à partir de 1789, Révolution française, dont les échos parvenaient dans le Piémont

*Invasion et annexion par la France en septembre 1792 de la Savoie et du Comté de Nice avec confiscation des biens de la noblesse et du clergé et abolition des titres nobiliaires (les parents de Philippine viennent se réfugier chez leur fille en Piémont)

*le 14 août 1795, Philippine note dans son journal : « Les Français ont guillotiné leur souverain et maintenant ils ont un gouvernement qui s'appelle le Directoire. Ici à Turin, nous avons couru de graves dangers à cause d'une conjuration jacobine qui a failli renverser notre monarchie. On attend maintenant que les responsables soient condamnés »

*invasion de l'Italie du nord par les troupes françaises commandées par Bonaparte. Parties de Savone en Ligurie en avril 1796, les troupes atteignaient Venise le 12 mai 1797 après avoir vaincu les troupes piémontaises puis autrichiennes à Montenotte, Millesimo, Dego, Mondovi, Lodi, Bassano, Arcole, Rivoli. Dès le 15 mai 1796, Victor Amédée III roi de Sardaigne, capitulait, cédait la Savoie et Nice à la France...

*Après le décès le 16 octobre 1796 de Victor Amédée III, Charles Emmanuel IV lui succédait puis s'enfuyait d'abord pour Florence puis pour la Sardaigne. La France rançonnait le Piémont, occupait ses forteresses...

*Le 10 septembre 1798, le Piémont était érigé en République piémontaise

*En juin 1799, les troupes russes et autrichiennes s'emparaient du Piémont et l'occupaient, les troupes françaises s'étaient repliées sur Grenoble. Les nouveaux occupants refusent le retour du roi (ce qui peut laisser penser que les Autrichiens avaient dans l'idée d'annexer toute l'Italie du Nord). Ceux des Piémontais qui s'étaient montrés favorables à la révolution française, et qui sont tous appelés « Jacobins » dans le Piémont, sont pourchassés et massacrés pour un certain nombre.

*retour des Français en juin 1802, puis annexion du Piémont à la France le 11 septembre 1802. C'est d'abord Menou qui fut nommé gouverneur puis remplacé en 1808 par le prince Camille Borghèse époux de Pauline Bonaparte. Ils arrivent à Turin le 21 avril 1808. Pauline organise une Cour dont Philippine devient la première dame d'honneur, son fils Michel chambellan, sa belle fille Adèle et Victoire sœur d'Adèle dames de compagnie. Philippine va alors assister aux fêtes et réceptions organisées par Pauline et l'accompagner dans ses voyages à Aix-les-bains, Paris et Nice.

*le 19 novembre 1804, le pape Pie VII s'arrête à Turin. Il est en route pour Paris où il va couronner Napoléon empereur (le 2 décembre 1804)

*en avril 1805, Napoléon et Joséphine s'arrêtent une semaine à Turin sur le chemin de Milan où Napoléon va se faire sacrer roi d'Italie le 28 mai 1805 avec la couronne de fer des rois lombards

*avril 1810, Napoléon épouse Marie-Louise. Dans son journal du 28 juin 1810, Philippine note : « Au mois d'avril, j'ai aussi assisté au mariage, organisé avec le faste habituel dans le salon carré du Louvre, mais j'ai eu l'impression que le peuple français n'aime pas beaucoup la nouvelle impératrice, petite nièce de cette Marie-Antoinette, exécrée au point que quelqu'un l'appelle l'Autrichienne avec un mépris évident »

*1812 campagne de Russie, à Turin début 1813, le palais Madame est transformé en hôpital pour accueillir des blessés de la Grande Armée

*en mars 1814 : retour de l'armée autrichienne et du roi Victor-Emmanuel 1er qui avait succédé à Charles-Emmanuel IV. Ceux qui avaient collaboré avec l'Empire français sont d'abord mal vus et chassés des responsabilités. Dans son journal du 23 décembre 1815, Philippine note : « Le roi, mal inspiré par quelque fanatique, a trouvé bon de sortir le vieil almanach Palmaverde et de remettre à leur poste dans l'administration ceux qui les occupaient avant 1798, même s'ils sont morts! ». Mais devant la nécessité d'avoir des gens compétents, les évincés sont peu à peu réintégrés. Dans son journal du 20 juin 1819, Philippine note : « Pour les responsabilités du gouvernement, il faut s'en remettre à des gens d'expérience, qui ont servi honnêtement leur pays, peu importe si le régime politique était différent. Charles-Albert, prince de Carignan a très bien compris cette vérité ».

 

II) Les événements familiaux

*le matin de son mariage, Marie, la nounou de Philippine fait apporter un baquet d'eau chaude pour lui faire prendre un bain et Philippine d'écrire dans son journal : « il est vrai que nous avons l'habitude de nous laver souvent, jusqu'à trois fois par an ». Voilà qui renseigne sur les mœurs du temps.

*Lorsque le soir du mariage, Philippe rejoint Philippine au lit il lui dit : « Je suis votre mari, vous devez vous soumettre »! Elle avait vu son mari pour la première fois quatre jours avant le mariage. Autres temps, autres mœurs.

*Ils partent de Thorens-Glières le 28 février avec 3 carrosses (pour les mariés, les domestiques, les bagages). Ils mettent 5 jours pour arriver à Lanslebourg. Là, ils doivent démonter les carrosses pour leur faire franchir le Mont Cenis enneigé à dos de mulets ainsi que les bagages. Les voyageurs eux, sont acheminés par des porteurs appelés « marrons ». Cela donne une idée des difficultés de communications entre la Savoie et Turin capitale du royaume de Sardaigne auquel appartenait la Savoie

*Ils arrivent finalement à Turin le 12 mars après un arrêt à l'abbaye de la Novalesa. Ils sont accueillis à l'hôtel des Cavour rue Notre Dame des Neiges par une trentaine de domestiques. Cet hôtel, construit en 1729, est aujourd'hui le pallazo Cavour et la rue N.D. Des Neiges s'appelle la via Cavour.

*Philippe utilise la dot de Philippine pour racheter à Santena une propriété avec château et parc. Philippine y est inhumée dans une chapelle annexe au château ainsi que Camille Cavour, son petit-fils et quelques autres membres de leur famille. Cette propriété a été rachetée par la ville de Turin qui en a confié la gestion à une « association Cavour ». Sur sa dot, Philippine écrit dans son journal du 23 février 1781 : « Pour moi, mon père a constitué dès mon enfance, une dot de quatre-vingt-dix-mille francs, plus cent-vingt mille francs en bijoux, qu'il va remettre à Philippe après notre mariage. Tout cela, évidemment, en plus de mon trousseau qui est assez riche. Pendant des années, j'ai brodé des draps, des nappes, des mouchoirs, du linge, et l'on a aussi fait travailler pour moi les bonnes sœurs franciscaines de Chambéry ».

*30 décembre 1781, Philippine accouche d'un garçon qui est prénommé Michel et qui restera enfant unique. Philippine a commencé à seconder son mari dans la gestion des domaines de la famille Cavour. Elle prendra une place de plus en plus importante dans cette gestion. Au fil des années la famille Cavour acquiert des domaines agricoles qu'elle exploite. A Santena, Philippine fera même de l'élevage de vers à soie.

*dans son journal du 15 septembre 1781, Philippine précise que toutes les personnes qu'elle fréquente à Turin parlent le français.

*15 septembre 1795 : décès à Turin du père de Philippine. Elle écrit dans son journal : « Les cloches ne sonneront pas pour la mort de mon père, Turin n'a plus de cloches, on les a fondues pour faire des canons »

*1796 : Philippine est contrainte de vendre ses bijoux pour faire vivre sa famille. Avec la guerre, l'insécurité et la pauvreté s'installent dans le Piémont. Dans son journal du 25 octobre 1796, Philippine note : « Si j'écrivais tous les jours, je parlerais tous les jours de notre angoisse et de notre incertitude, du manque d'argent pour faire vivre la famille, des impôts toujours plus lourds que nous devons débourser pour financer notre royaume et satisfaire l'avidité des Français ».

*dans son journal du 20 mars 1804, Philippine rend compte d'une discussion familiale pour trouver à Michel une épouse bien dotée car avec les événements, les Cavour sont désargentés. Philippine avance le nom d'une jeune fille nommée Victorine « qui a une dot considérable ». Mais Franquin (frère de Philippe et par conséquent beau-frère de Philippine) qui connait la Victorine en question « affirme qu'elle est boudeuse et têtue, et que tout ce qu'il lui faut c'est un mari capable de la fouetter au moins deux fois par jour ».Après un argument aussi frappant (c'est le cas de le dire) Philippine n'insiste pas et l'on parle ensuite de la famille Sellon de Genève qui a trois filles à marier et qui a prévu pour chacune une dot de 120.000 francs. Cela semble convenir d'autant que le principal intéressé (Michel) fréquente cette famille et connait les trois sœurs. Il porte son choix sur Adèle qui semble avoir le caractère le plus agréable.

*11 avril 1805 : mariage de Michel et d'Adèle de Sellon

*28 juin 1806 : naissance d'un premier fils (Gustave) au foyer de Michel et Adèle. Cet enfant sera tranquille et studieux

*avril 1807 : à quelques jours de distance mort de Philippe le mari de Philippine et de la mère de Philippine

*décret impérial le 3 décembre 1809 : Philippine devient comtesse d'Empire. Elle n'en parle pas dans son journal.

*10 août 1810 : naissance d'un deuxième fils dans le foyer de Michel et Adèle. Il est baptisé le 21 août 1810 avec pour marraine Pauline Bonaparte et pour parrain Camille Borghèse. L'enfant est donc prénommé Camille qui deviendra Camillo lorsque le Piémont réintègre le royaume de Sardaigne en 1814. Dans son journal du 21 août 1810, Philippine note : « les seuls cris (pendant la cérémonie de baptême) très aigus et incroyables, pour un nouveau-né de dix jours seulement, ont été ceux du protagoniste, qui n'a absolument pas apprécié ce qui était en train de se passer ». Il manifestait peut-être déjà son anti-cléricalisme ! Ce Camille contrairement à son frère sera un enfant indiscipliné, dominateur mais particulièrement doué.

*10 décembre 1819 : dans son journal Philippine annonce l'entrée de Camille à l'Académie militaire (il a 9 ans) et fait état de la liste de tout ce qu'il doit emmener : »le linge marqué mis à part, l'enfant devra avoir dans sa malle un crucifix, le catéchisme chrétien du diocèse de Turin, un livre de prières, l'Office de la vierge Marie et l'Office de la Semaine sainte »!

*le 29 janvier 1821, toute la famille est réunie à la chapelle de Santena pour célébrer la Saint François de Sales, célébration suivie d'un repas dont Philippine note le menu dans son journal du 30 : « quartier de bœuf rôti, terrines de brochet et d'anguille, soupe de crêtes de coq, poulets truffés, faisan à la broche, esturgeon à la sauce piquante, pâté au jambon, gaufres à la crème, gâteau de Savoie, compotes de poires et de cerises ». On voit que la prospérité était revenue !

*le journal du 10 novembre 1826 nous apprend que Camille a eu ses premières épaulettes d'officier à l'Académie militaire, Gustave un doctorat et qu'il s'est marié : »La femme de Gustave s'appelle Adèle Lascaris, fille unique du marquis Augustin Lascaris de Vintimille, et elle a apporté une dot importante, providentielle pour Michel , qui doit finir de payer Léri (propriété agricole achetée par la famille Cavour). Je me souviens que ma dot à moi avait servi à redresser un peu les finances des Cavour , de même que celle de ma bru Adèle; aujourd'hui aussi nous sommes endettés jusqu'au cou, mais ces dettes ont été contractées en vue d'augmenter les propriétés de la famille, pour nos enfants, pour les petits-enfants qui viendront ».

*décembre 1828 : naissance d'un petit Auguste au foyer d'Adèle et Gustave. En juillet 1827, Adèle avait accouché d'un enfant mort-né.

*5 janvier 1829 : Camille écrit à sa grand-mère : « Je vous ai peut-être causé du chagrin quelquefois avec mon impétuosité ou mon obstination, mais je n'ai jamais cessé de vous adorer comme la plus parfaite des femmes et la meilleure des grands-mères ».

*avril 1831 : naissance d'une petite Joséphine au foyer d'Adèle et Gustave

*décembre 1831 : deux décès à 3 jours d'intervalle dans la famille : Franquin le beau-frère de Philippine ainsi que le mari d'une des sœurs d'Adèle (l'épouse de Michel)

*octobre 1832 : Dans son journal, Philippine annonce que Camille a démissionné de l'armée. Il est nommé maire de Grinzane (dans la province de Coni)

*14 décembre 1833 : naissance d'un petit Aynard au foyer d'Adèle et de Gustave

*31 décembre 1833 : décès d'Adèle qui s'était mal remise après son accouchement

*28 juin 1834 : lettre de Camille à sa grand-mère Philippine : « Je n'ai pas, comme vous, la chance de posséder une profonde foi religieuse, je dois trouver le moyen d'engager mes énergies morales, en les consacrant au bénéfice de l'humanité. Pour le moment, je peux seulement les employer dans l'administration de la petite commune de Grinzane, parfois je me trouve même occupé à arbitrer un litige entre quelque jolie fille et un Don Juan de village et, si je rêve de me réveiller un jour et de devenir le premier ministre d'un Royaume d'Italie pour le moment encore improbable, je sais bien, que pour l'instant, je dois planter des choux et cultiver ma vigne ».Camille Cavour avait à peine 24 ans. Son rêve se réalisera 27 ans plus tard lorsqu'il sera premier ministre du royaume d'Italie proclamé le 17 mars 1861. Décédé le 6 juin 1861, il n'en profitera guère, mais l'on voit qu'il y avait « pensé en se rasant » depuis longtemps.

*le journal du 8 juillet 1835 nous apprend que Michel est Maire de Turin et qu'il doit faire face à une épidémie de choléra partie d'Alger et de Gênes et qui commence à se répandre dans le Piémont. Elle sera heureusement rapidement arrêtée.

*Philippine écrit dans son journal du 16 décembre 1837 : « Je suis contente que Camille soit loin de Turin et d'une certaine Dame auprès de qui, murmure-t-on, il est un peu trop assidu, au point de rendre très jaloux son mari »

*14 avril 1847 : décès d'Adèle l'épouse de Michel et mère de Camille et Gustave

*23 mars 1848 : Philippine écrit : « mon arrière-petit-fils Auguste est venu me demander ma bénédiction pour partir à la guerre. L'Europe est à nouveau en flammes, une nouvelle révolution bouleverse la France. L'histoire se répète-t-elle? Pourtant, je n'ai jamais vu Camille aussi content qu'en cette période. Il s'est jeté en politique, il a fondé un journal »

*31 mai 1848 dernier message de Philippine : « Il est très triste de vivre aussi longtemps et de voir mourir tant de personnes chères. Mais cela non, je ne peux plus le supporter. Auguste a été blessé hier, dans la bataille de Goito, une vilaine blessure au ventre, et il est mort ce matin. Notre secrétaire Rinaldi est déjà en route, pour ramener le corps à la maison. C'était un garçon de vingt ans, maintenant c'est un corps. Je ne vais plus écrire dans ce cahier. Je n'ai plus de mots à écrire ni de larmes à verser. Mais pourquoi la mort continue-t-elle à me repousser? »

fin du journal

 

III Jugements de Philippine et de son entourage :

sur la Révolution française: Les milieux piémontais que fréquente Philippine (noblesse et clergé), sont viscéralement hostiles à la Révolution française , ce qui se comprend dans la mesure où la Révolution s'en est prise à la noblesse et au clergé. Ainsi, le 3 octobre 1792, le père de Philippine déclare en arrivant à Turin et à propos des Savoyards qui ont bien accueilli les Français : « Ce sont des hommes sans dieu, des scélérats! Une poignée de parvenus qui a déclaré déchu le roi de Savoie et qui proclame très haut le rattachement à la France. La Savoie est en train de devenir un seul ventre vermineux. Et il est à craindre, ma chère fille, que Turin aussi ne soit déjà profondément pourrie ».

Sur l'invasion de 1796: Depuis toujours, et sur tous les continents, lorsque la soldatesque débarque, c'est très souvent au détriment des populations. Ainsi Philippine écrit : « un groupe de soldats a pillé notre poulailler à la ferme de Trofarello, et il a emporté, deux coqs et cinq chapons, qu'on avait engraissés pour l'hiver et que je comptais vraiment voir dans nos marmites, pas dans celles des soudards français . J'éprouve un fort ressentiment de frustration, en premier lieu parce que nous avons subi un dommage, et après... j'ai la rage au ventre, quand je vois cette ignoble soldatesque faire la loi chez nous »

Réfugiée à Santena pendant les troubles, lorsque Philippine demande à un conseiller si elle peut envisager de rentrer à Turin, il répond : « Vous savez, les habitants de Turin n'aiment pas les Français. Désormais, ils ont bien compris qu'ils ne sont là que pour faire la loi et saccager tout ce qu'ils peuvent ». Et parlant de ceux des Turinois qui soutiennent la Révolution française, il ajoute : « Ils dansent la carmagnole autour des arbres de la liberté , ils lèvent le coude tous ensemble à la taverne, et après ils se promènent dans la ville en criant tapez sur les nobles, tuez les nobles »

Sur Napoléon Bonaparte : Lors de l'invasion de 1796, Bonaparte est considéré comme un ennemi, mais au fil des années les sentiments évoluent. Du journal de Philippine on peut en dégager 3 raisons :

-Avec l'invasion des Autrichiens en 1799, les Piémontais découvrent qu'ils détestent encore plus les Autrichiens que les Français. Ainsi dans le journal du 28 décembre 1815 : »On dépense trois mille lires par jour rien que pour nourrir ces chiens d'Autrichiens qui prétendent être ici pour assurer la stabilité du roi ».(déclaration de Michel fils de Philippine). Dans le journal du 30 septembre 1820 : « « C'est tout naturel pour moi de préférer les Français. Je sais bien qu'à Turin tout le monde ne les aime pas, mais on déteste davantage les Autrichiens ».

-Avec l'insécurité, les pillages... qui s'installent, beaucoup de Piémontais pensent que Bonaparte est le seul homme du moment avec assez de poigne pour rétablir l'ordre non seulement en France mais aussi en Piémont. Voici quelques extraits du journal de Philippine : le 3 octobre 1801 : »Espérons vraiment que ce Bonaparte, que Madame de Staël admire tant, réussira à remettre de l'ordre en France et aussi dans notre pauvre Piémont ». Le 20 août 1802 : »Le consul Bonaparte a l'air d'être un homme de ressources, nous espérons qu'il prendra à cœur les destinées de notre pauvre Piémont ». Le 20 septembre 1802 : « Hier, le 19 septembre 1802 est arrivé ce que nous considérons comme la solution la moins néfaste, c'est-à-dire que le Piémont a été annexé à la France. Notre crainte résidait dans la proclamation d'une République indépendante, qui en réalité aurait été à la merci de la pire canaille, et aurait fourni à la France l'occasion de vomir sur nous toute la pourriture jacobine....Bonaparte qui a suscité tant de crainte, semble au contraire un homme capable de relancer le pays et il est en train de réorganiser la France. Vivement qu'il fasse quelque chose de bon pour nous aussi ». Le 28 juin 1810 : »Soudain me reviennent à l'esprit les années tristes de la révolution et de l'époque où le Piémont n'était pas encore un département de l'empire. Veuille le Seigneur nous conserver longtemps l'Empereur... ».Le 20 mars 1813 : « La France c'est l'Empereur. Et lui, il semble vaciller sur ses jambes. Que va-t-il en être de nous, qui avons placé dans l'Empire tous nos espoirs? Que va-t-il arriver au Piémont? ».

-enfin, et probablement surtout, la pâle figure des rois de Sardaigne qui se succèdent sur le trône à Turin à partir de 1814, rehausse par comparaison la stature de Napoléon et fait regretter à beaucoup de Piémontais la période française même si ils sont obligés de travailler avec les nouvelles autorités. Ainsi, Philippine écrit dans son journal du 9 octobre 1820 : « La perspective que Charles-Albert monte sur le trône reste pour moi très peu séduisante. Il n'a pas le génie de Napoléon Bonaparte, qui n'était pas né fils de roi, mais était certainement né pour diriger les destinées de millions de personnes. J'étais dégoûtée par tout le sang versé, mais que de bonnes nouveautés et que d'espoir nous a donnés l'empereur ».Et sur le journal du 5 juillet 1821 : « Aujourd'hui seulement est arrivée la nouvelle que l'empereur Napoléon Bonaparte est mort sur l'île de Sainte Hélène où il avait été exilé par les Anglais (il est décédé le 5 mai 1821, il a donc fallut 2 mois à l'information pour parvenir à Turin!). J'en suis profondément attristée... Sans doute je garde une grande nostalgie des années de l'Empire, ce furent de bons moments pour ma famille, je me serais moins inquiétée pour l'avenir de mes petits-enfants malgré tout. Napoléon a été vraiment un grand empereur, son époque est unique. Les jeunes croyaient en lui, les personnes capables savaient qu'elles feraient carrière, indépendamment de leur naissance car l'empereur savait reconnaître et récompenser ceux qui avaient du talent ».

Dans une lettre datée du 19 octobre 1821, Michel, fils de Philippine, écrit : « Le roi Charles-Félix est arrivé avant-hier matin... Le roi est resté immobile et silencieux tout le temps (du discours de bienvenue) ses lèvres fines serrées, le visage inexpressif, le regard fixé sur un point indéfini au delà de l'orateur. Il n'a vraiment pas un port de roi, à cause de sa petite taille et de son embonpoint, de sa calvitie prononcée...le roi de sa voix de fausset, a prononcé à son tour un bref discours, qui nous a glacés plus encore que la brume froide du matin. Et de Philippine en date du 5 février 1825, toujours à propos de Charles-Félix : « Ce qui me fait peur, à vrai dire, c'est sa stupidité, une qualité négative qui, à mon avis, pourrait être très dangereuse, même si le fonds est honnête ».

sur Louis Bonaparte :Napoléon envoya d'abord son jeune frère Louis comme gouverneur à Turin. Mais le pauvre Louis n'eut pas le temps de faire trois petits tours qu'il était déjà reparti. Voilà le récit qu'en fait Philippine en date du 15 mars 1804 : »Au début, Bonaparte voulait confier Turin à son frère Louis qu'il a nommé gouverneur des départements subalpins. Louis est un jeune homme corpulent, qui porte des vêtements collants, soulignant sa taille massive; il a le dos voûté, une démarche malhabile, à cause de ses pieds plats. Je ne crois pas qu'il soit méchant, mais il a l'air endormi et Turin l'a refusé presque à l'unanimité...Au Théâtre Royal (ou, plutôt, national), les familles les plus en vue, invitées à fêter Louis Bonaparte, ont envoyé dans les loges leurs domestiques, en signe de refus et de mépris. On s'attendait à des représailles, mais évidemment le consul Bonaparte est un politique plus avisé qu'on ne le croit et, il nous a envoyé le général Menou ».

sur le général Menou :sur le journal du 15 mars 1804 : »Depuis un peu plus d'un an, le général Menou est le gouverneur de Turin...Il est maigre et nerveux, il a les yeux clairs et les lèvres fines, un aspect glacial qui cache un caractère passionné. L'aspect physique mis à part, on dit de lui que c'est un grand caméléon, qu'il est passé de la fidélité à l'ancien régime à l'amitié pour le consul Bonaparte qu'il a suivi en Egypte où il a combattu valeureusement à Aboukir et à Alexandrie. Personnellement je ne pense pas qu'il agisse par calcul. Il me semble sincère et impulsif. Au Caire, il est devenu musulman et il a épousé la fille du tenancier des bains publics, une jeune fille nommée Zébédée qu'il a ramenée à Turin et qu'il garde toujours voilée dans l'ex Palais Royal. On chuchote, mais les domestiques chuchotent toujours à voix assez haute, que, de temps en temps, il la frappe à coups de bâton, avec un amour immense, mais, en réalité, personne n'a jamais vu cette femme mystérieuse, qui, parait-il, ne sort que très rarement, toute voilée, dans un carrosse aux rideaux bien fermés ».

Et dans le journal du 18 février 1808 (alors que Camille Borghèse est arrivé pour remplacer Menou) : « le général Menou qui est toujours seul , il continue à garder jalousement enfermée et voilée sa jeune femme égyptienne ».

Sur le comte Alexandre Lameth Préfet du Pô: journal du 20 mars 1813 : »Il m'a fait une impression très désagréable. Le comte est un homme maigre et sec, avec des yeux ronds de couleuvre. L'impression d'un reptile s'est accentuée quand il a tendu sa main froide et sèche, en simulant un baisemain. En réalité il a effleuré ma main de la pointe du nez. Cet homme m'a semblé une véritable nullité, tout en lui fait penser à quelqu'un qui n'a pas de manières et qui crache du poison parce qu'il ne sait rien faire d'autre... Mais cet individu, qui vient d'arriver à Turin, crie à tous les vents que lui, il n'est pas au service des Cavour comme le général Menou ».

Difficile d'être plus clair !

Sur les blessés revenant de Russie :journal du 10 mars 1813 : « Ils ont les pieds gelés, le nez pourri par la gangrène, beaucoup souffrent de graves formes de dysenterie, parce qu'ils ont mangé de la viande de cheval congelée, et peut-être pas seulement de la viande de cheval. On murmure qu'ils ont aussi mangé la chair de leurs camarades morts dans la neige, en la disputant aux loups ».

Sur Pauline Borghèse (Bonaparte) : sur le journal du 15 mai 1809 : « On pourrait employer mille adjectifs pour la décrire, car elle est belle, vive, intelligente, attentive aux autres -envers moi, elle a toujours fait preuve d'une grande estime et bienveillance- et je crois aussi qu'elle est profondément bonne. Victoire (une sœur d'Adèle, épouse de Michel) en vérité avec une pointe d'envie dans la voix, affirme que les bonnes qualités de la princesse sont tellement nombreuses, qu'elle arrive même à se faire pardonner par les autres femmes d'être aussi belle...Quand c'est l'heure de son bain de lait, son domestique personnel, Paul, un noir herculéen qui l'a suivie depuis Saint Domingue, vient annoncer que tout est prêt. Pauline alors, laisse, avec naturel, tomber sa robe et, statuette d'ivoire se détachant sur la peau d'ébène de son domestique, se rend au bain entre ses bras. Elle en revient une heure plus tard, véhiculée de la même manière, mais enveloppée dans un peignoir en dentelle transparente, et les soins de beauté continuent en public avec massages des pieds et des jambes ». Sur le journal du 30 mai 1814 : « La princesse a décidé de rejoindre l'empereur qui a été exilé sur l'île d'Elbe. C'est bizarre, cette femme aux mille amours est la seule a lui être restée fidèle ». Et sur le journal du 12 juin 1825 : »Aujourd'hui, j'ai reçu une nouvelle très triste...Pauline Bonaparte est morte. Je suis sortie et je suis allée m'asseoir dans mon jardin de roses pour penser à elle... sa chair restera toujours fraîche et jeune dans le portrait en marbre de Canova, qui avait suscité les fureurs du prince Borghèse... »

Philippine et Pauline avaient des caractères et des mœurs vraiment aux antipodes, mais, malgré leurs différences, elles s'estimaient cela paraît incontestable.

Sur Camille enfant : Sur le journal du 2 juillet 1815 : « Aujourd'hui, c'est à mon tour de donner un cours d'orthographe à Camille qui, pour changer, ne veut pas s'y mettre. C'est un enfant très vif, il est difficile de lui imposer un travail auquel il voudrait se soustraire ». Sur le journal du 10 mars 1816 : « Deux petits-enfants comme Camille épuiseraient tout un régiment, pas seulement une vieille grand-mère comme moi !».Sur une lettre d'Adèle (épouse de Michel et mère de Camille) en date du 3 juillet 1816 : « Nos amis se sont beaucoup amusés en voyant ce petit bonhomme présomptueux aux idées très claires, mais je pense que cette tendance marquée à se mettre en avant est excessive pour un enfant de six ans ». Sur le journal du 10 décembre 1819 : « Cet enfant est assez rebelle, je ne sais pas si il va supporter facilement la discipline de l'Académie, qui doit être assez sévère. En tout cas, il devra s'y faire, et ce sera peut-être l'occasion de tenir un peu en bride son tempérament et aussi sa langue ». Sur le journal du 15 avril 1821 : « Nous savons aussi que Camille désobéit souvent ou qu'il manque de respect envers ses supérieurs, et que pour cela il est puni sévèrement ». Sur une lettre de Michel du 19 octobre 1821 : « Quant à Camille, l'abbé Frazet nous informe qu'il a été mis au pain et à l'eau pendant trois jours , pour conduite incorrecte et refus d'obéissance à l'Académie ». Sur le journal du 10 septembre 1824 : « Camille n'étudie que les matières qu'il aime, répond d'une manière arrogante, refuse d'obéir aux supérieurs...J'aime beaucoup mon petit-fils, j'ai souvent pris sa défense pour excuser son espièglerie, mais je pense que le temps est venu pour cet enfant de rentrer dans les limites qui doivent guider sa conduite, et qu'il le fasse vite.... il prend des attitudes de philosophe et il critique le monde entier. C'est ridicule ». Sur une lettre de Michel du 23 octobre 1825 : « Votre petit-fils est un être singulier, doué d'une énergie débordante qu'il lui faut employer, et c'est bien cela qui me préoccupe, en un certain sens, parce qu'il faut canaliser correctement cette vitalité, sinon, dans quelques années, on pourrait se retrouver avec un casse-cou difficile à maîtriser ».

Comme on le voit, le célèbre Cavour ne fut pas un enfant de tout repos, mais on connait la suite.

 

Conclusions: A la lecture du journal intime de Philippine de Sales, ma conclusion personnelle est qu'elle fut vraiment une grande dame, avec un regard particulièrement pertinent sur les événements et sur les gens. Dans son journal du 5 février 1825, elle écrit : « Je garde soigneusement ce cahier, j'espère que personne ne le lira jamais, sinon je vais terminer mes jours dans quelque oubliette, tant il y a de crimes de lèse-majesté dans tout cela ».

Le journal intime de Philippine fut retrouvé en juin 1894 en Autriche à Vienne, par Constantino Nigra qui fut secrétaire de Camille Cavour. Ce journal intime se trouvait avec de nombreux documents ayant appartenu à Camille Cavour, ce qui laisse supposer que Camille récupéra le journal de sa grand-mère après le décès de celle-ci et que heureusement il le conserva et que encore plus heureusement il fut depuis sa redécouverte, toujours conservé et finalement publié. Tout autre scénario, aurait été dommage, oui vraiment dommage.

J.D. 18 novembre 2011

 

Philippine de Sales, portrait publié dans un document municipal de Thorens-Glières en février 2001

Philippine de Sales, portrait publié dans un document municipal de Thorens-Glières en février 2001

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